Dans la Belle Province, une nouvelle génération d'artistes pop-rock crée la surprise et part à la conquête du monde. Enquête.
Ils s'appellent Malajube, Pascale Picard, Karkwa, Pierre Lapointe, Tricot Machine, The National Parcs, Ariane Moffatt... Ils ont entre 25 et 30 ans, les mêmes références, la même liberté de ton. Ni Félix Leclerc en herbe, ni hurleurs héritiers de Céline Dion ou de Garou, ces globe-trotters qui ont déjà foulé toutes les scènes de tous les festivals décomplexent la chanson québécoise et la redessinent avec une pop enlevée à l'esprit très montréalais : bohème, festif, mélancolique. Et des paroles qui auscultent leur ville, leurs névroses, leurs errances.
Cette nouvelle vague vient d'exploser aux dernières Francofolies de Montréal, qui se sont achevées le 3 août dernier. Pour fêter ses 20 ans, la manifestation avait placé en haut de l'affiche des vétérans novateurs comme Diane Dufresne, dont le show écologique Terre planète bleue mêlait des numéros d'artistes de cirque à des interventions, notamment, de l'astrophysicien Hubert Reeves, et consacré les groupes rentre-dedans qui rendent le Québec effervescent : Malajube et sa pop-rock agitée et maladive, Tricot Machine aux comptines cruelles couleur bonbon Haribo, Karkwa à la belle énergie rock... "Une scène montréalaise jeune et créative trouve actuellement sa place, analyse Laurent Saulnier, vice-président à la programmation des Francofolies. Même s'il est difficile de les fédérer sous un même son car ils n'ont rien en commun musicalement, ces artistes propulsent le Québec sur la scène internationale. C'était inimaginable il y a encore cinq ans." Car Malajube frappe en Arizona, en Scandinavie et au Japon. Tandis que Pascale Picard se produit au Canada anglophone et Karkwa en Europe.
Montréal, au carrefour des influences
"Montréal vit un nouvel âge d'or", appuie le chanteur Pierre Lapointe, connu en France pour un album élégiaque à la langue chantournée, La Forêt des mal-aimés. Son nouveau spectacle, Mutantès, produit par les Francofolies, emprunte à la fois à l'esthétique de l'opéra rock Starmania et aux concepts de l'art contemporain. "La vie culturelle est deux fois plus importante au Québec [7 millions d'habitants] que dans le reste du Canada [24 millions]", poursuit-il. Si le bouillonnement est palpable dans les arts visuels, la danse et le cinéma, c'est bien la musique qui joue la surenchère. Tout le Québec vit à l'heure des innombrables concerts, bénéficie de l'énergie des festivals, reçoit une pluie d'albums - 200 sorties par an environ. Les labels indépendants structurés et précurseurs comme Audiogram, Dare to Care ou Indica Records règnent en toute puissance, d'autant que les majors du disque, basées à Toronto, ont fermé l'une après l'autre leurs bureaux régionaux.
Qui aurait misé sur un Montréal on the rock avant le raz de marée médiatique, en 2005, de l'album Funeral d'Arcade Fire? Ce collectif montréalais, formé par le Canadien anglophone Win Butler et la Haïtienne francophone Régine Chassagne, a signé un premier disque plébiscité dans le monde entier, suivi d'un second, Neon Bible (2007), autre carton planétaire.
Time Magazine a baptisé illico Montréal "le nouveau Seattle" - ville où sont nés le mouvement grunge et le groupe Nirvana. Les têtes chercheuses des compagnies américaines se sont d'abord penchées sur des groupes locaux, souvent anglophones : The Dears, We Are Wolves... Dans leur sillage, les francophones ont pris leur envol. "Arcade Fire puis Malajube ont fait de Montréal une marque internationale, confirme Nicolas Tittley, reporter chroniqueur des chaînes de télévision MusiquePlus et MusiMax. Ils ont saisi un air propre à la ville. Ni complètement nord-américain, ni anglais, ni même québécois, mais montréalais, c'est-à-dire au carrefour des influences." "Grâce à Arcade Fire, tous les yeux se sont tournés vers Montréal et cela nous a bien aidés, reconnaît Malajube. Jusque-là, les groupes qui chantaient en français étaient synonymes de folklore, de Cow-Boys fringants [groupe de country engagé], de fierté québécoise."
Deux scènes différentes cohabitent
Montréal, ville moins chère que New York ou Toronto et à 40 % anglophone, attire de nombreux groupes américains ou canadiens. Deux scènes différentes cohabitent donc, mais la ligne de démarcation linguistique est de moins en moins évidente. Pascale Picard, par exemple, a sorti un premier album entièrement en anglais. Des ponts se sont également créés entre Patrick Watson et le groupe Karkwa à l'initiative du chanteur Jim Corcoran, animateur depuis vingt ans de l'émission A propos (qui traite de la chanson francophone) sur la radio anglophone CBC-Radio One. Corcoran traduit au fur et à mesure les textes des auteurs: "Le mélomane a changé depuis vingt ans, remarque-t-il. Certains auditeurs se laissent bercer par les musiques contemporaines et désirent en savoir plus sur la langue française. Ils organisent même des soirées ''vin-fromage'' devant leur poste de radio." Parmi les plus fidèles figure l'ancien directeur de la police de Syracuse (Etat de New York), qui ne manque aucune édition des Francofolies. "La meilleure chose qui soit arrivée à la chanson française, c'est ce festival gigantesque, commente Jim Corcoran. Fêter la chanson dans sa langue est important. Réussir ce pari n'était pas évident." Cette année, près de 1 million de personnes ont applaudi les 225 spectacles proposés, dont une majorité de découvertes. "Les Francofolies sont l'expression de notre identité culturelle pour nous, Québécois francophones", a scandé Alain Simard, président et fondateur de la manifestation. "Nous poursuivons l'idée de provoquer des envies sur des ''découvertes'' en programmant des artistes pas encore signés par des maisons de disques. Ces tremplins sont des courroies de transmission pour les médias", ajoute Laurent Saulnier.
Malajube, Karkwa, Lapointe et autres "délinquants joyeux"
Sans renier leur identité, les chanteurs "émergents" se revendiquent autant de Jean Leloup (le Higelin québécois) que de Nirvana. Mais aucun d'entre eux n'astique la statue de Félix Leclerc. C'est un nouveau cycle qui commence, et la chanson populaire québécoise en a déjà vécu plusieurs depuis son essor, à l'orée des années 1960 : celui des porte-étendards de la souveraineté, des chansonniers rive-gauche, des rockers échevelés, des produits de la télé-réalité. « C'est un peu le retour pervers du balancier des Star Academy et de toutes les Céline Dion, Isabelle Boulay, Lynda Lemay », résume Saulnier.
L'arrivée de Malajube, Karkwa, Pierre Lapointe et autres "délinquants joyeux", comme on les surnomme là-bas, assure le renouvellement de l'écriture. Malajube joue avec les sonorités de la langue de Molière pour la rendre musicale, universelle. Lapointe déclame un "français normatif", juge-t-il, et sans accent... La révolution tranquille de la chanson québécoise est en marche. Dans son tube Ordinaire, Robert Charlebois pronostiquait : "Y en aura des plus jeunes, des plus fous, pour faire danser les boogaloos [zazous]." Les voilà.
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